La vallée de Valbona
Enivré par une soif de découverte propre à celui qui
s’imagine voyageur, je décidai de quitter Tijana par un beau matin du mois
d’août, pour découvrir le nord albanais et les montagnes dont Ismaël Kadaré m'avait déjà parlé.
Départ laborieux, aux aurores ; à vrai dire, j’étais proche de le rater, ce fameux bus qui devait me conduire à Bajram Curri. Mais la vie en a voulu autrement, et j’ai pu grimper à son bord à la dernière minute.
Peu conscient du trajet que j’étais en train de parcourir,
je m’endormais pour une bonne partie du voyage. Mais arrivé à Koman, je n’avais d’autre choix que d’ouvrir grand les yeux, et descendre du véhicule. Il
nous fallait désormais attendre le ferry, qui allait nous faire passer de
l’autre côté de ce fameux lac artificiel. Cette traversée est splendide.
L’étroite étendue d’eau s’engouffre entre deux rangées de montagnes calcaires,
recouvertes d’épineux. Une heure plus tard, j’étais à Bajram Curri.
Encore naïf, vierge des histoires de Kanun, j’abordais sans mal les habitants du coin, pour prendre les informations dont je pensais avoir besoin. Mon but était de gagner Valbona au plus vite. Après un déjeuner avalé en vitesse, je grimpais donc dans un taxi collectif, pour affronter le chemin cabosseux qui allait m’emmener enfin dans cette vallée féerique, dont tant de gens m’avaient vanté la beauté.
Malgré les caprices de la route, malgré les soubresauts incessants de notre transporteur et malgré la beauté du décor, je réussissais encore une fois à m’assoupir. La puissance du lieu que je foulais ne m’atteignait pas encore.
En fin d’après-midi, nous arrivions aux portes de la vallée. A peine le pied posé au sol, ma perception de l’endroit changeait. J’allais bientôt être complètement livré à moi-même.
Encore enivré par cette soif de découverte propre à celui qui s’imagine voyageur, j’étais en train d’être absorbé par la puissance du lieu de que je foulais.
J’ai commencé à marcher, à peine le véhicule parti. En moins d’une heure, j’étais au pied d’un cirque montagneux bouché de toutes parts. Comme pris au piège. La menace de la tombée de la nuit commençait à se faire sentir. Le lit de la rivière asséchée, devenu un vaste pierrier inconfortable, conférait à l’endroit un caractère terriblement désolant. Mal à l’aise, je me décidais à chercher le hameau de Rrogam, pour trouver le Blédar dont on m’avait parlé. Par chance, je le trouvais assez rapidement.
Blédar
Je suis le Bessian de Blédar et Blédar est mon Gjorg. Même
si les temps semblent avoir changé, et même si j’aime Blédar et que Blédar m’aime,
son regard a sur moi le même effet qu’a celui de Gjorg sur la jeune épouse de
Bessian.
Je plante ma tente sur le terrain de Gjorg, j’affronte tout juste le regard de ses parents, et je me couche au clair de lune. Dès demain, c’est décidé, je franchirai l’un ou l’autre de ces cols, pour rejoindre la vallée suivante.
Le cirque
J’ai fait le plein d’eau. Je n’ai pas grand-chose d’autre, mais au moins, je ne mourrai pas de soif. Pas aujourd’hui. Blédar m’a indiqué la marche à suivre, mais de façon très approximative. Je me lance dans le lit de la rivière.
La marche est fastidieuse. Le pierrier m’use la plante des
pieds, et je mets bien une heure à dépasser les dernières maisons du hameau
désolé qu’est Rrogam. J’ai compris une chose : il me faut aller jusqu’à la
source de la rivière. Je suis désormais véritablement au pied de ce cirque
calcaire. La chaleur est accablante et avant de gravir l’une ou l’autre de ces
montagnes, il me faudra passer une vaste forêt, qui risque de me faire perdre
le peu de repères que j’ai.
Je rêve de Gjorg. A mesure que je m’enfonce au hasard de
cette dense forêt, je fantasme de plus en plus. Je voudrais sentir son esprit.
Je voudrais être ce qu’il est, marcher dans ces montagnes sans savoir comment vivre
la courte trêve qui m’est accordée, avant que le vengeur ne se livre à ma
poursuite et poursuive le Kanun, continue l’histoire de cette vendetta qui dure
depuis tant de générations. Je ne sais plus pourquoi. J’ai tué un homme, j’ai
vengé mon frère, mon père ou mon grand-père, je ne sais même plus, je dois
livrer le sang, de l’autre côté du cirque. Je grimpe dans cette forêt, à
l’aveuglette, sans même sentir la source, juste en suivant mes pas. Je marche
depuis des heures, mais je n’ai plus de notions. J’aperçois enfin les rayons du
soleil.
Je sors enfin de cette forêt et quitte cette sombre torpeur.
Je n’ai rien de Gjorg. Je ne suis qu’un touriste, chanceux car j’ai trouvé la
source, alors que j’aurais du me perdre dans cette forêt sans fin. J’ai même trouvé
le sentier. Il me mène jusqu’au col. Je vis cette ascension finale comme si ce
n’était qu’une banale promenade ; je suis soudainement coupé de mon esprit.
J’arrive au col et ne pense qu’à jouir du paysage. Je marche depuis des heures.
J’arrive à Teth en fin de journée. La vallée est bien plus ouverte que la précédente. Les habitants du coin détournent sans compter l’eau du torrent, grâce à d’innombrables canaux. Le village est paisible. Il y a des ruches, et quelques champs de maïs. Lula et Nutzi, un vieux couple du coin, rencontré par hasard, me proposent leur champ pour y planter ma tente. Ils dégagent une sérénité qui me déconcerte. Ils m’offrent quelques bureks, sur le parvis de leur maison, blanchie à la chaux. L’ombre des vignes grimpantes, au-dessus de nos têtes, me rafraîchit. Le potager de Lula est luxuriant.
Je vais faire un tour dans le village et je vois au loin, des bulldozers.
Ils amènent le goudron. Ils amènent l’Albanie. Ils amènent Tijana, et toute la diaspora. Je ne suis pas Gjorg, je ne suis même pas Brossian. Je ne suis qu’un touriste, heureux d’être arrivé un peu avant la route.